— TROISIÈME PARTIE —

PENSÉES ET RÉFLEXIONS
DIVERSES.

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      L'abnégation de l'animal est surhumaine. L'homme domine l'animal par l'intelligence, non par les facultés de l'âme sensible. Si vous connaissiez la grandeur de la nature, si vous saisissiez la beauté morale des êtres vivants, leur oubli d'eux-mêmes, leur dévouement à la race, leur sacrifice constant à autrui, leur mépris de la vie, leur héroïsme, leur détachement des voluptés, la dureté consentie de leur existence, vous prendriez de ces frères inférieurs une estime que vous n'avez pas. Leurs vertus sont d'un ordre si élevé que c'est à peine si elles existent chez l'homme. On les cite, quand on les y rencontre, comme des faîtes de vertus, des vertus éminentes, rares.
      Il ne faut pas dire que le sacrifice fait de sa vie par l'animal qui défend son compagnon ou ses enfants, n'est un sacrifice que dans notre esprit, attendu que l'animal ignore ce qu'est la mort, et par conséquent son risque. L'animal sait parfaitement ce qu'il risque. Il a peur. Il ne se laisse pas approcher. Il connaît le danger. Son instinct de conservation est égal au nôtre. 


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Quand donc, pour sauver ses jeunes, un animal quelconque ne fuit plus, fait front au péril, il se dévoue, il sait ce qu'il risque, son acte est essentiellement altruiste, conscient, vertueux.
      L'opinion des philosophes d'autrefois sur le sentiment de la mort que ne possédaient point les animaux est d'ailleurs erronée. La guerre vient de nous montrer à quel point l'animal a le sentiment de la mort, et sa crainte. Le chien honteux, transformé, n'obéissant plus à son maître, quand l'obus siffle ou tombe trop près. Les précautions qu'il prend, sa réflexion profonde, la modification de tous ses réflexes habituels ; il ne court plus, ne chasse plus, ne fait plus fête à personne, ne caresse plus. Il se cache derrière un tronc d'arbre, derrière une pierre, sous un lit, sous une table, et si nous, son maître, nous voulons 1'en faire sortir, il nous montre les crocs, il nous mord. Toute son attitude montre la honte qu'il éprouve de sa conduite, mais celle-ci lui est dictée par un sentiment intense qui le domine, et ce sentiment est la crainte de mourir.
      Il en est de même du cheval le mieux dressé, le plus obéissant. Au début de la guerre, les chevaux ne comprenaient pas le danger. Aucun effort n'était nécessaire pour les maintenir sur une position battue par 1'ennemi. L'apprentissage du danger s'étant fait, le cheval comprit si bien son risque qu'il devint difficile à tenir,



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non seulement sous les obus, mais sur des positions où les obus ne tombaient plus, mais étaient tombés. Aussitôt dans la zone, la bête devenait inquiète, réfléchie, prête à un écart ; elle obéissait, mais conservait son libre arbitre pour se dérober, faire demi-tour au premier bruit suspect. Les oreilles en avant, elle sondait l'air, entendait l'obus venir avant son cavalier ; sa peau frissonnait dans l'attente du péril imaginé et redouté. Peur organique, peur effroyable de la blessure et de la mort.
      Impression des chevaux passant auprès du cadavre des chevaux. Leur science de la mort de Leurs frères. La façon dont le cheval se ploie pour passer à côté de ces cadavres. La tête tournée vers eux, les flairant, les oreilles dressées, et tout le corps s'écartant, se ployant en arc de cercle ; la terreur de cette mort qui peut être leur lot un jour. Seul, le cadavre du cheval donne cette terreur au cheval. Le cadavre de l'homme lui est indifférent, parce que la mort de l'homme lui est indifférente, comme la mort du cheval est indifférente à l'homme.
      Le 24 janvier 1916, à Nieuport, attaque brusquée des Allemands. Bombardement intensif de la ville. La tour de l'église abattue ; la tour des Templiers abattue ; puis, toute la ville arrosée d'obus, tombant sur elle comme des gouttes de pluie. – « Sellez Peau-d'Âne ! » Et je pars à Nieuport sur Peau-d'Âne. Réflexion



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de cette bête obéissante. Premier temps de trot, puis au pas, sur le pavé. Elle entend les obus tomber sur Nieuport et elle se dit : « Mon maître ne sait pas ; c'est un homme ; il ne comprend pas où il va. » Je la serre entre mes jambes pour la pousser ; elle obéit, parce que sa fonction est d'obéir. Mais on se rapproche de la ville ; elle pense et brusquement se décide. Elle s'arrête des quatre pieds à la fois, l'oreille dressée. Je la remets en marche ; elle obéit. Je vois sa tête qui réfléchit, se balance ; je lis ce qui s'y passe, tellement ses pensées sont claires : « Mon devoir est d'obéir, je ne suis pas née pour aller où je veux, mais pour porter mon maître où il désire ; je suis obéissante, et il n'est pas de la dignité d'une jument bien dressée de refuser ce qu'on lui demande ; il n'y aurait plus d'honneur parmi les chevaux, si nous devenions indisciplinées. Mais, à la vérité, mon maître exagère, ou il ne comprend pas. Souvent l'homme se trompe. Nous seules connaissons la direction dans une forêt ; par ignorance et pour le retour, il nous engage dans des chemins qu'il regrette ensuite d'avoir pris. Mon maître n'entend pas ce qui se passe ; si mon devoir est d'obéir, mon devoir est aussi de l'avertir ! » Et Peau-d'Âne s'arrête encore des quatre pieds, le corps rejeté en arrière, comme elle ne l'a jamais fait. Je la remets en marche d'une pression de jambes ; elle obéit en réflexe, simplement, docilement, mais ses



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réflexions reprennent : « C'est insensé, les hommes sont les plus fermés des animaux ; ils n'entendent pas, ne comprennent pas. C'est une folie que d'aller dans la ville ; un obus tombe sur chaque pavé à la minute. Comment le lui faire comprendre ? » Et elle s'arrête encore des quatre pieds, s'immobilise comme un cheval en bronze. Je la remets plus difficilement en marche, mais elle obéit ; je ne sens aucune rétivité chez elle ; son corps n'a rien de cette inquiétude qui pressent l'écart ou le tête-à-queue ; elle veut obéir pour l'honneur et point me jeter à bas, afin de fuir ; mais elle est miraculeusement raisonnable, lucide. Elle sait que je vais à la mort, ridiculement, stupidement, par ignorance, et elle voudrait me sauver, car elle m'aime. Elle s'arrête encore, et cette fois je ne puis plus la remettre en marche. Elle ne se défend pas, ne se cabre pas, ne frémit pas, n'amorce aucune feinte. Mais elle ne veut pas aller, ni que j'aille plus loin, et elle s'arrête, bien décidée, afin que ma pauvre cervelle comprenne son geste ami, ce premier geste de refus, qui n'est pas de l'indiscipline, mais de la raison et de l'amour. Je l'ensorcelle par une caresse et la remets en marche. Elle est exactement, la merveilleuse bête, ce que serait une troupe disciplinée, prête à exécuter des ordres très durs, mais qui, cependant, devant la mort certaine et inutile, proteste un peu, voudrait faire comprendre à son chef,



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en même temps que son dévouement, la folie d'une telle marche en avant. Jamais avant la guerre, ni à la guerre, je n'ai eu le sentiment d'une telle intelligence chez l'animal. L'animal qui, devant un obstacle, se dérobe, non par paresse de le franchir, mais parce qu'il le mesure et se sent inférieur à l'effort, refuse l'obéissance intelligemment et sauve ainsi sa vie et celle de son cavalier. Mais, à la guerre, l'animal a dû acquérir ce sentiment juste du danger ; il ne résulte plus chez lui d'un long instinct, d'une longue connaissance des obstacles, d'un sentiment ancestral de ce qui est permis ou défendu. À la guerre, le cheval a réfléchi, et, sans être blessé, il a su ce qui est dangereux du nouvel état de choses, ce qu'il convient d'éviter pour éviter la mort, la mort qu'il connaît et dont il a horreur : la mort particulière des chevaux. Donc l'animal connaît le danger ; le danger l'épouvante ; il veut y échapper ; il veut vivre, il veut fuir le risque où sa vie court hasard. Et quand nous le voyons accepter le risque pour sauver sa progéniture, prenons conscience de sa vertu, de son abnégation, de sa hauteur morale, de son altruisme.


      Le mâle contemple la vie avec indifférence. Il lui est désintéressé. Né sans cœur, sans puissance effective, sans intérêt à la vie, même à sa



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vie, son égoïsme n'est pas même de l'égoïsme, mais de l'indifférence. En dehors de la conquête de la femelle, il n'est pas tourné à des fins utiles. S'il applique son intelligence à la contemplation des choses, il pourra donc les juger d'un point de vue juste et désintéressé. La femme est trop occupée à la vie pour se désintéresser et abstraire. Le désintéressement et l'abstraction ne sont pas son fait. L'intelligence n'est point différenciée chez la femme ; elle poursuit des fins trop utiles (1).
      La femme hait la mort. Il lui faut vivre pour accomplir sa destinée. Tous les objets du monde favorisent ou entravent sa vie. Elle n'en prend conscience que de ce point de vue de l'utile. Ils lui sont ou amis ou ennemis, jamais objets de connaissance. Tout chez elle se tourne en sentiment. Elle ne connaît les choses que pour les aimer ou les haïr. Elle ne s'intéresse qu'aux rapports que les choses ont avec elle, jamais aux rapports que ces mêmes choses ont entre elles. La destinée de la femme est de porter, d'élever et de défendre. Il n'y a pas de lionne ermite (2).



1. La nature n'aime point tous les mâles. Elle en crée trop pour ses besoins. La plupart relèvent de l'inutile. Sans fonctions vivantes, ils peuvent se retirer de la vie et la contempler avec désintéressement. Les mâles sont les habitants du royaume de l'inutile.
2. Les femmes ne sont jamais en paix.

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      Il y a deux espèces d'hommes : l'Homo divus et l'Homo vulgaris. Bonaparte m'enchante ; son mérite le vêt tout entier. Jeanne d'Arc, de même. Ce qu'ils ont voulu, ils l'ont fait. Ce qui les distingue, ce qui les constitue est apparent. Mais les autres ! …


      L'histoire du monde est celle de quelques hommes. Les autres n'y ont pas plus participé que les poissons à l'océan.


      La gloire est de donner aux hommes des motifs de déraisonner. Hors chez quelques rois du monde, ma raison est une cohue.


      Le prisonnier qui se met le visage aux barreaux et regarde le domaine qui lui est interdit, fait de la métaphysique.


      Si tu te mêles d'écrire, n'écris que des contes de fées. La vie ne vaut qu'on la vive, et surtout qu'on l'écrive, que si des fées y président, et l'ornent de miracles.



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      Dans l'histoire d'un art, d'une science, il y a peu d'hommes qui comptent : les créateurs, les inventeurs, les réalisateurs. Ceux qui suivent répètent en dégradant. La plupart tiennent leur valeur de l'école. Leur mérite personnel est minime, s'il n'est négatif. Les hommes, dans un même art, se distinguent les uns des autres par la façon différente dont ils dégradent l'art dont ils dérivent. Leur démérite différent fait leur personnalité.


      Ce n'est pas la dimension qui fait la grandeur, mais la proportion.


      La raideur des peintres primitifs vient de ce qu'ils avaient quelque chose à dire. Quand on a une chose à dire, il faut s'abstraire de beaucoup d'autres.


      Les écrivains qui traitent de la guerre haussent le ton ; les combattants, jamais.


      En science, hypothèse et vérité sont deux termes à peu près synonymes. La valeur d'une



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hypothèse, ou d'une vérité, se mesure au nombre de faits qu'elle explique. Une hypothèse qui n'explique qu'un fait est une erreur.


      L'homme est aussi inconscient de sa propre grandeur que de celle de l'univers céleste. Il faudrait révéler à l'homme sa grandeur ; il en a soif.


      Les neutres, spectateurs des peuples qui s'entr'égorgent, perçoivent toujours la dîme pour regarder.


      Remarquable que les moralistes, La Rochefoucauld, La Bruyère et les autres, n'ont pas un mot pour la mère. Ils avilissent tout, et choisissent pour avilir ce qui est vil. Ils sont aveugles sur l'héroïque.


      Les moralistes croient découvrir quand ils calomnient. Ils pêchent l'huître pour l'écaille (1).



1. Les moralistes croient avoir fait une découverte quand ils ont dévoilé un nouveau ridicule ou une nouvelle vilenie des hommes. – Ils enquêtent sur un monde inférieur, non sur la cité et les tours, mais sur ses fondements et ses égouts.

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      La Rochefoucauld, médecin, eût traité de la peau (l).


      Les moralistes osent blâmer. Que dirait-on d'un anatomiste qui blamât ? – Non que l'anatomiste ne puisse blâmer. Tous les tissus ne sont pas sains. Mais le blâme suppose la connaissance, et le moraliste fouaille au hasard ; il ignore la norme.


      Les moralistes savent de l'homme ce que les paysans savent de la terre. Ils la croient un peu de boue ; elle est un globe d'or.


      Je ne suis pas très brave. La mort me fait peur. Le général commandant d'armée vient de me décorer ; il m'a dit que j'étais un héros. Les actes qui m'ont valu ce titre, je les ai accomplis sans mérite. Rien n'aurait pu m'en détourner ; je recommencerais demain. Tu vois un malfaiteur qui allume un incendie, tu te précipites sur



1. Ce gentilhomme peut faire la guerre. Il peut sur un geste enlever une troupe et la conduire à la mort. Il peut perdre un fils avec honneur. Mais il est moraliste, et il ne connaît de l'homme que l'homme vil.

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lui, le saisis à la gorge ; tu ne te demandes pas s'il est armé, s'il a des complices avec lui. Tu agis malgré toi. C'est mon histoire. Mais, pour ce qui est d'être brave, je sais bien que je ne suis pas brave. Je ne le dirai à personne, la chose ne regarde que moi ; mais il y a bien des choses que je ne ferais jamais.


      Comme je n'attends ni titres, ni places, ni honneurs, les critiques me sont indifférentes, et même le mépris. Je travaille en vertu d'un besoin qui m'oblige à classer les phénomènes naturels, à les comprendre. Quand j'y suis parvenu, mon instinct est satisfait, et l'opinion des tiers m'est indifférente.


      Comment comprendre la mort, ou plutôt la vie ? Elle vivait, riait, il y a trois jours, se rappelait était cet être habité que sont tous les êtres qui ont des souvenirs, des façons de les agencer entre eux pour réagir, que sais-je ? Tout ce capital humain va disparaître, avec les particularités qui en faisaient une chose distincte qui n'avait jamais été et qui ne sera plus jamais. Tout cela est profondément révoltant, et plus encore de le subir. Puis, comment se dénoue, ou mieux, comment se noue cet écheveau compliqué qui est la vie ? Un point confond, c'est



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que des peuples supérieurs comme ceux de l'ancienne Grèce n'aient pas eu le besoin logique de croire à une survie. Il y a dans ce qu'on appelle si grossièrement et que j'ose à peine nommer, la mort, une rupture pour le survivant de tant d'habitudes d'esprit, que la certitude d'une immortalité s'impose, non pas à l'homme qui pense, mais à l'homme qui sent. Comment admettre que puisse disparaître sans retour ce catalogue sensible et mouvant qu'est un être ? Puis, une fin n'est pas qu'une fin. qu'on a Si. mplement connu. La fin d'un autre, c'est une ruine de soi-même ; c'est, au temple qu'on habite, une frise qui se détache.


      Avoir connu, tout au cours de sa vie, un être sensible et pensant, discerné ses grâces, sa retenue, son courage, assisté à cette puissance de maîtrise ignorée de l'homme, à ce sourire dont les femmes masquent leur énergie, et puis sentir que tant de beautés, que tant de vertus, que tant de grandeurs sont à la merci d'un souffle, n'est-ce pas l'horreur pour les survivants ? Ne me parlez donc point de mourir. La mort est la chose hideuse, l'incendie du musée. Songez à la richesse d'un visage, aux mouvements d'un cœur. Comment tolérer l'idée de la fin d'un pareil miracle ?



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      La maladie que je porte en moi est l'amour des êtres humains.


      Juge-toi plus sévèrement que les hommes ne te jugent, là est ton devoir. Quoi qu'on dise de toi, quoi qu'on en fasse, sois sans chagrin, calme. Vis d'une vie intérieure, et les paroles qui volent pèseront leur juste poids. Laisse passer en silence les heures mauvaises. Tourne les yeux vers Moi et ne t'occupe point des jugements du monde. Que ta paix ne repose pas dans la bouche des hommes. Quoi qu'ils pensent de toi, es-tu autre que tu n'es ? Où habitent la vraie paix et la vraie gloire, sinon en Moi ?
      Qui ne brûle point de plaire aux hommes et ne craint point de leur déplaire aura une grande paix (1).


      Ne point lasser, ne point récriminer, ne pas dépendre. Dispenser, sans jamais quêter. Qu'on te quête ; sois la source du bonheur d'autrui, non un fleuve tributaire.
      Que les eaux de ton bonheur dépendent de ta



1. Réflexions sur certains versets du chapitre XXVIII, au livre III de l'Imitation de Jésus-Christ.

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source, jamais d'affluents étrangers. Sois un fleuve sans affluent, comme le Nil, qui dispense et ne reçoit point.
      Dispense la chaleur, comme le soleil ; qu'on se chauffe à tes rayons. Si tu attends d'un autre la flamme qui te manque, c'est que tu n'es pas un astre.
      Laisse-toi berner, trahir, insulter. On ne lance qu'impunément des flèches au soleil. Le soleil voit les crimes des hommes et ne s'en affecte point. Te venger serait t'égaler.


      Il n'y a de satisfaction que dans le malheur. Mon fils, tu n'accepteras pas la souffrance, tu l'aimeras. Si les dieux t'ont fait don d'une âme, tu ne pourras l'exercer que loin du monde, et la douleur est le chemin de la solitude. Redoute les cœurs qui te comprennent, parce qu'ils te retiennent. Bénis qui te renie : remercie qui t'oublie. Aime le cœur qui te décevra, aime la femme qui te reniera.


      On n'aime point pour jouir, mais pour se donner, se dévouer, abdiquer, servir.


      L'amour, avec ses blessures, tout son drame et son sang est à l'amitié ce que la guerre est à la paix. Amour : noble guerre. Amitié : pâle paix.



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      L'amour est le futur ; l'amitié, le passé.


      Les risques de l'amour sont infinis. L'homme tremble à son seuil.


      L'amour animal comporte moins de jouissance que de gravité.


      L'homme ne supporte pas chez la femme l'inconduite dont il ne profite pas.


      Les lévites qui enseignent le devoir en pleurnichant font pitié. Ils ignorent l'amour. Le devoir porte sa béatitude. Il est une fanfare. Voilà ce que le moindre homme sent à la guerre, et comment la vertu doit être enseignée. Le cheval bondit de joie sous la cravache qui le force à l'obstacle. Tout, jusqu'aux services funèbres, est indigne dans la vie sociale. Connaissez-vous le cérémonial d'armée pour les exécutions ? Sa grandeur est incomparable. L'homme fusillé, les trompettes sonnent, les troupes défilent, rendent les honneurs. Ni mépris, ni pardon, ni jugement, ni tristesse, ni remords. Rien que l'astre qui tourne, rien que la sève qui monte dans un arbre plein de vie et qui se rit des branches mortes.



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      De même qu'il n'y a science que du général, il n'y a de poésie que de l'éternel.


      C'est l'honneur de l'homme d'être un tyran et de préférer la mort à l'abdication. Les hommes ne haïssent la tyrannie que pour imposer la leur.


      À la guerre, l'homme le plus humble est un petit tyran.


      L'homme qui connaît des tyrans invente des dieux supérieurs aux tyrans.


      L'homme n'est libre que d'être esclave, et le pire des esclavages est celui que lui apporte la liberté, parce qu'elle l'isole. La liberté est le chemin de l'esclavage.


      La non-satisfaction de soi provient de ce que l'on est son maître, son chef, de ce qu'on est libre de ses déterminations, responsable (1).



1. La légèreté de l'obéissance : ne plus porter le poids des décisions, des responsabilités.

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      On ne porte que dans sa personne le principe de son amertume.


      On est misanthrope du regret de ne pas faire du bien aux hommes.


      Il y a des passions désintéressées ; ce ne sont point celles de l'égoïsme ; la délicatesse ne le retient pas. Les égoïstes ont peur et n'ont pas honte.


      Le désintéressement n'est une vertu que chez les petits. Chez les autres, il n'est qu'un vice, une faiblesse. Il est l'incapacité de supporter les inconvénients d'une grande fortune.


      Aucune culture ne donne l'âme ; l'âme est de naissance.


      Ce n'est pas le sang, ce sont les corrections qui créent l'hérédité. Je veux bien frapper mon enfant ; quand je le frappe, je le forme à mon



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image. Un enfant que je n'ai pas élevé ni frappé, n'est pas mon enfant (l).


      Les pauvres sont ceux qui mesurent ce qu'ils donnent.


      On gagne en ventre ce que l'on perd en volonté.


      Proclamer le mérite d'autrui n'est pas le propre de l'homme. Le distinguer est déjà rare.


      Il est facile de trouver son estime dans le mépris des autres.


      Même entre égaux, la familiarité est une faiblesse de l'âme.


      On ne cesse qu'en mourant de demander à la vie ce qu'elle ne peut donner, quand on apporte pour la vivre un cœur absolu.



1. Le père veut que ses enfants lui ressemblent. Il les corrige pour leur imposer cette ressemblance. – Corriger, synonyme de frapper. On frappe donc pour corriger, c'est-à-dire pour imposer la ressemblance, pour éliminer la dissemblance.

— Fin des Pensées et Réflexions diverses. —

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